Il arriva un jour que le Tintoret, teinturier et peintre, prit rendez-vous chez Freud. Il n'avait pas très envie de parler de lui, ni même le besoin de lui confier matière à angoisse ou à inhibition. Mais il avait quelque chose d'urgent à lui demander.
Sans sourciller, Freud fit entrer le Tintoret dans son bureau, le fit asseoir, alluma un cigare et le fixa intensément.
- Que voulez-vous? Votre travail de peintre démontre que vous en savez déjà beaucoup. En quoi puis-je vous être utile?
- J'ai appris par la presse que vous avez subi des opérations très désagréables à la mâchoire. Et que ce n'est pas fini. J'ai peint récemment une toile dont le sujet central est un esclave qui s'est lui même affranchi. Qui a pris sur lui de conserver sa liberté d'allure. Pour le punir de cette audace insolente, son maître a fait torturer ce bâtard, lui a fait briser les membres. Comme ça ne suffisait pas à neutraliser son insolence, il a ordonné qu'on lui brise la mâchoire à coups de marteau. Le manche du marteau n'y a pas résisté... Comme je peinais un peu sur l'exécution de cette scène, j'ai lu cet article concernant vos opérations et, je ne sais pas exactement pourquoi, une analogie s'est formée dans mon esprit entre votre personne et cet affranchi. Est-ce que j'exagère?
Freud ne tirait plus sur son cigare. Il regardait toujours fixement le Tintoret, mais comme dans un halo dans lequel se mêlaient d'autres impressions et d'autres personnages. Après un long silence, il articula d'une voix assurée :
- Cher monsieur, c'est un honneur pour moi d'entendre vos paroles. D'entendre des paroles si justes d'un homme comme vous, qui a toujours fait face avec courage et lucidité aux aspects les plus déplaisants, voire les plus blâmables de la réalité humaine. Oui, nous vivons dans un épais nuage qui nous voile la vérité des choses : celles que nous faisons et celles dont nous sommes l'objet. Là où il est nécessaire d'exagérer, nous nous obligeons à réduire et diminuer. Je n'avais pas vocation à faire la martyr, pas plus que tout un chacun. Mais j'ai été le témoin de tant de choses, de tant d'affaires immondes, de tant de saloperies et de coups tordus, comme le disent si plaisamment les français, j'ai été moi-même l'objet de tant de scandales et de tant d'opprobres et d'injures publiques, qu'il m'est difficile de ne pas être tenté de vous répondre que vous n'exagérez pas, monsieur le teinturier : votre teinte, votre couleur est la plus juste qui soit. Jusqu'à récemment, j'ai reçu un gros livre écrit par un philosophe dont j'ai oublié le nom : j'y suis vraiment couvert de merde. A une autre époque j'aurais pu demander réparation dans un duel... Que voulez-vous? Le nuage est si dense, si épais qu'il interdit tout mouvement. Tout mouvement de la pensée et de la sensibilité. Tout mouvement pour reconnaitre et accepter ceci, l'activité de ce volcan : l'homme et la femme sont faits pour le sexe, et sont faits avec le sexe. Cela vaut-il tant de haine? On a sonné. Je dois vous laisser. Continuez sans moi. Vous savez l'essentiel. Merci d'être venu. Bien le bonjour chez vous. Bon travail. Vous me paraissez être un homme. C'est une espèce que je dirais en voie de disparition. Au revoir.
Le Tintoret descendit l'escalier de Freud sans penser à rien. Il retourna dans son atelier et termina la toile le soir même. L'homme déjà âgé qu'il était, aima comme jamais la jeune femme qui partageait ses jours.
Pierre Babin
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