dimanche 18 avril 2010
gueule cassée
dimanche 11 avril 2010
D'un jour à l'autre : le jour
J'aime le silence de la nuit. J'aime les bruits qu'ils le contrarient, le révèlent, le font entendre : le démarrage vrombissant de la chaudière, la poussée d'eau chaude qui gonfle les tuyaux, les cliquetis dans le ventre des radiateurs... J'aime la chute de la goutte d'eau du robinet de la cuisine, elle s'écrase sur la surface liquide du fond d'un verre : les ondes circulaires atteignent allègrement la paroi de mon crâne.
Une table. Des livres. Un cahier. Des stylos. L'écran de l'ordinateur crève la nuit. Un paquet de cigarette à portée de main, un briquet, un cendrier. La profondeur du ciel de nuit retenue par le cadre de la fenêtre dessine les ramifications de l'arbuste dénudé. La suspension se prolonge. Hier comme demain s'annulent. Nul regret, nul attente. Là, comme cela, tout me va!
A l'étage, S. et F. dorment, enfin je suppose. Je suis tout secouer. Leurs mots, leur rire, leur danse raisonnent encore. Oh, mon Dieu, qu'elles sont belles! Insolentes, sûr d'elles mêmes, aux délicates rebuffades, elles vous déchirent l'espace, effacent les ardoises. Mon coeur, mon corps, mon âme - je ne peux localiser exactement, se brisent : elles m'engendrent.
Des bruits de pas se font entendre. Je monte. S. sort de sa chambre :
« Tu ne dors pas? »
« J'ai fait un cauchemar ».
« Quelque chose qui t'angoisse? »
De l'entre-deux de la veille et du sommeil, elle prétend que non. J'insiste, mais pas trop, prudent de ne pas forcer la boîte aux secrets.
Il fait nuit encore. Le ciel noir rejoint le noir de l'océan. Je fends la nuit de mes phares blancs jusqu'à la gare. Les Sables d'Olonne – Paris : TGV. Train de Vie à Grand Vitesse.
Eric Waroquet
L'homme pieu ou l'affranchi (l'artiste) : Le Tintoret

«En nous veille quelqu'un qui détient un certain savoir et qui le médite, se le représentant dans sa propre langue quand l'occasion le permet, souvent un texte, ou une peinture, mais nous sommes aussi celui qui ne veut pas de cette sorte de connaissance et ferme ses yeux dans le texte même, ou l'image».
Yves Bonnefoy
« (…) Enfance et recomposition de la vue : si l'on n'a pas compris quelque chose dans le tissu de sa propre existence, Venise est la dernière chance pour le saisir et se ressaisir. »
Philippe Solers
De ces jambes, il veut y aller. De ses yeux, il veut voir. Du souffle de sa bouche, en dire quelque chose. Il est de retour, on peut supposer qu'il a quelque chose à dire de l'endroit où ses jambes l'ont porté, de ce que ses yeux ont vu. Il ne résiste pas au désir de raconter, tant et si bien que la nouvelle arrive aux oreilles du maître : « l'esclave », l'homme pieu, est parti en pèlerinage à San Marco pour reluquer les reliques de l'évangéliste sans demander la permission.
On ne sait si la colère du Maître est due à l'affranchissement de l'esclave, il s'est dispensé de demander la permission – affranchissement du fait même de s'être exempté de toutes obligations dont celle de demander la permission, ou que l'homme pieu ait pu voir ce qu'on ne devrait voir? Mais, n'est-ce pas la même chose?
Se lever, marcher et voir pour savoir. Et en dire quelque chose.
Son maître voulut le punir d'une manière exemplaire en le condamnant à une exécution publique. En bon maître, il sait offrir au peuple, ce « nous », de petites réjouissances (de celles qui vous justifient à vos propres yeux votre renoncement à voir et donc savoir) : la mort, oui, mais après qu'on lui eût crevé les yeux - de ses yeux qui ont fait effraction.
Regardez-les! Regardez la convergence des regards. Le maître, les bourreaux, le groupe d'hommes et de femmes, et nous spectateurs ne faisons qu'UN. La puissante convergence des regards plaque l'esclave nu au sol.
Le Robusti dit le Tintoret, nous montre l'acharnement des bourreaux sur cet homme dont je me plais à dire qu'il s'agit de l'homme pieu.
Regardez, au premier plan, à gauche, le premier bourreau vêtu d'une tunique bleue, à quatre pattes, tête baissée! Il lève le bras droit pour lui planter de toutes ses forces un pieu dans l'oeil. Voyez comme la force rassemblée dans ce poing levé ne vise pas l'ascension mais l'attraction de la chute. Rions : La force déployée s'avère dérisoire, elle se heurte à du dur, du dur de dur, du plus que dur, ce n'est pas la chaire molle du bedonnant fils à papa Polyphème, l'univoque, lui il en a deux. Le bourreau s'acharne, les morceaux de bois brisés sur le visage et autour de l'homme au regard en témoignent, en vain. Impuissance.
Comme le pieu se brise au contact du globe oculaire (Il ne s'est pas crevé les yeux. On ne lui crèvera pas les yeux), le maître ordonne qu'on lui brise ses jambes déliées qui le menèrent auprès de celle qui au creux de l'oreille vous susurre : « Veni etiam! ».
Voyez le deuxième bourreau, à l'autre extrémité, plié en deux! Il tient sa hache dans la main droite et de l'autre veut saisir une jambe, retourner ce corps, l'immobiliser, mais ce corps lui résiste. Pas moyen d'en finir! L'empoté! Rions, rions encore!
Et comme l'homme pieu ne peut cesser son chant, l'insolent, le bastard, le maître en colère, "qu'on fasse cesser ce chant", exige qu'on lui brise la bouche à coups de marteau. Peine perdue. C'est tout dépité que l'homme à la barbe et au bandeau, troisième bourreau, se tourne vers son maître : le marteau est cassé.
Allons, allons, rions! Mais ils ne peuvent, ils ne savent pas rire ! Le maître à l'extrême droite de sa hauteur est consterné. Les hommes assis à ses pieds se détournent un instant du spectacle et le regardent. Que craignent-ils? le miracle? Non. Le courroux du maître? Pire, son impuissance.
Voyez les badauds ! Ecoutez-les ? Vous entendrez les voix se lever au milieu même de cette grande salle de l'Accademia. Ils râlent, s'invectivent, se bousculent, s'écrasent. Torsion des corps, voyez cette femme à la gauche du tableau, oui celle qui tient un bébé dans les bras, à la robe orangée, un bonnet sur la tête, c'est qu'elle veut voir! Ils veulent voir! En auront-ils pour leur argent? L'extase sacrificielle : Du corps la vérité, toute la vérité, rien que la vérité : orbites ensanglantées, membres coupés, bouches défoncées, en corps et en corps. L'extase sacrificielle d'un corps supplicié pour dédommagement aux renoncements. Mais de quels renoncement s'agit-il? Mais regardes donc, c'est là inscrit sur cette toile : Le Miracle de Saint Marc délivrant l'esclave, 4,16m sur 5,44m pour te raconter, te dire ce qu'il en est.
Le cercle se constitue. Le cercle démocratique. Dans la cité démocratique, il n'y a point de différence, on va produire de l'accord -égaux jusqu'à l'indifférencié-, surmonter la diaphora en présupposant une in-différence au point centrale. On en désigne un parmi nous : l'homme politique dont le programme est que ça tienne ensemble. Ici le point centrale n'est pas le maître, voyez que de sa dérisoire hauteur il participe du cercle. Oh! merveille des merveilles teinte-d'orée révélatrice, bravo l'artiste, au point central, ici il y a substitution : l'affranchi.
On ose espérer que de la scène ainsi offerte créée pour chaque-un le trouble, l'étonnement, l'inquiétude, l'angoisse : qu'elle te saisisse et ne te lâche plus jusqu'à libération - pour les badauds, comme pour toi le scrutateur de ce miracle de Tintoret délivrant en nous l'esclave.
Naïf que je suis! Sûr que tu ne vaux mieux que les badauds, que les touristes qui dirons l'avoir vu. Mais entend donc ce que tu vois, tout est dis sur cette surface peinte. Ballade ton regard sur la surface de la toile, et fait retour sur cette femme à la gauche du tableau qui tient un bébé dans les bras, à la robe orangée, un bonnet sur la tête, celle déjà évoquée. Ne t'attardes pas trop sur ses formes généreuses et regardes l'enfant. L'infant ne parle pas mais il voit. Dans cette scène, il est le seul à voir. Un regard hors convergence, il regarde ailleurs... Et que voit-il? Saint Marc.
Le peintre, Le Tintoret (le Tintoret doit ce surnom "le petit teinturier" à la profession qu'exerce son père), nous donne des indices : Saint-Marc vêtu d'une tunique vieux rose et d'une ample cape orangée. Le rose rappelle le vêtement du maître, l'orangé la robe de la femme à l'enfant. Le réseau de sens se joue de ces quatre figures : l'esclave et le maître, l'enfant et Saint Marc. Dessines un losange dont chaque pointe est au milieu de chaque côté qui constitue le rectangle de la toile. Au sol l'esclave, au ciel Saint Marc. A droite le maître, regard plombé, à gauche l'enfant au regard allégé.
Et personne, sinon l'enfant, ne voit Saint Marc qui fonce tête la première, juste au-dessus de l'esclave. Figure vigoureuse, athlétique, un colosse et pourtant il a la « légèreté d'un corps aérien » (1).
Du franchissement qui mène de l'état d'esclave à celui d'affranchi, il n'y a pas de retour possible. On peut s'attaquer au corps mais pas au corps duquel le souffle lui a donné sont inaltérable légèreté : mes jambe m'ont porté, j'ai vu (et là clin d'oeil complice à la femme à l'enfant), et j'ai parlé.
Saint Marc est l'affranchi. L'affranchi est Saint Marc. C'est de haut qu'il observe ceux qui ne pourront le saisir : ils ne peuvent ni voir, ni entendre. Alors il va sous d'autres cieux. Quand à l'homme sur lequel ils s'acharnent démocratiquement, qu'ils veulent faire taire ces ignorants, c'est à chaque-un d'eux qu'ils s'attaquent : au singulier.
Saint Marc est Venise. Tintoret est Venise. Tintoret est Saint Marc. On a longtemps pensé que sous son bras Saint Marc tenait un gros livre; il n'en est rien, c'est une boîte ; elle renferme palettes, pinceaux et couleurs.
Eric Waroquet
1. : Stendhal